iobhàn attrapa les barreaux de la courte échelle, remontant sur le pont du Miscellanea. Ses recherches dans le fond marin s’étaient avérées infructueuses, encore une fois. Pour une fois, elle s’était contentée de moins d’une centaine de kilomètres pour distancer la plateforme, restant ainsi dans les parages. Seulement, le nombre de pilleurs ne cessait d’augmenter, lentement certes, mais suffisamment pour que les fonds les plus près ne recèlent plus rien d’autres que de la faune et flore marine qui s’était installée. La demoiselle avait espéré compter sur les remous et les tourments de l’océan pour que le sable laisse découvrir des objets oubliés, comme il était souvent le cas. D’ordinaire, elle partait toujours plusieurs jours au minimum pour s’assurer des sites de recherches tranquilles et encore vierges de toute trace de pilleurs. Mais dernièrement, elle avait eu plusieurs affaires à régler avec les pirates, et n’avait pas pris le temps d’assurer au mieux ses propres besoins. Résultat carrément con, elle avait faim. Et pas de quoi échanger pour obtenir un bon repas. Sa flemme avait vaincu son dynamisme, et elle n’avait guère envie d’aller piller la terre des cultivateurs – car oui, elle ne s’en gênait pas, dans certaines situations.

La jeune femme amarra son bateau au district six, aux côtés de sa bicoque, et repartit aussitôt après avoir récupérer un sac de trouvailles non refourguées chez elle. Traverser la plateforme à pieds était toujours affligeant, surtout en période d’affluence ou en cas de chemin égaré. Avec toutes ses années, Siobhàn avait fini par connaître les meilleures ruelles à emprunter, si tant est qu’elle pouvait qualifier cela ainsi. Son parcours était alors constitué de nombreux raccourcis, qui la faisaient souvent passer dans les endroits les plus malfamés. Du temps gagné, aussi, mais quand même du temps perdu. Tant bien que mal, elle parvint à la place centrale du district deux, l’un des meilleurs endroits pour trouver de la clientèle. Elle n’eut aucun mal, également, à repérer quelques personnes potentiellement cible facile. Son sac ne contenait que des pièces disparates, et très rares étaient les personnes qui lui récupéraient ce genre de choses, sauf si elles en trouvaient l’utilité pour monter quelque chose ou améliorer leur demeure. Siobhàn se dirigea vers une femme seule, et l’accosta avec gentillesse. Erreur. Elle était étrangère, et ne semblait comprendre que très difficilement l’anglais. Alors qu’elle essayait de lui faire comprendre sa situation, ou de lui parler de toute autre chose qu’elle-même ne comprenait, l’australienne se raidit en remarquant le jeune homme qui venait de les rejoindre.

« Encore toi ! » Siobhàn le dévisagea un centième de secondes, comme sur la défensive. La première pensée la traversant fut de lui envoyer son poing dans le visage, la deuxième de lui retourner ses mots sur son ton le plus exaspéré. Dans un cas comme dans l’autre, elle faisait preuve de peu de tact, voire même d’immaturité. D’autant plus que la place centrale, bien plus qu’un autre endroit, n’était définitivement pas le meilleur endroit pour enclencher une bagarre. Trop de monde, et ce n’était pas très sain d’avoir un public aussi disparate. Elle n’était peut-être pas effrayée à l’idée de donner autant que de recevoir des coups, mais elle n’était pas non plus celle qui s’emporterait de cette façon la première. Dire que ce type l’insupportait était un euphémisme. Søren. Celui qui aurait tout aussi bien pu la laisser se noyer, mais dont un soupçon d’humanité lui avait intimé de changer d’avis. Autant elle bénissait cette part insoupçonnable de son être, autant elle avait envie d’écarteler la personne de ses propres mains. « Elle n’est pas intéressée. » répliqua-t-elle sèchement à l’attention du jeune homme, en désignant ses affaires du menton. L’idée même de demander d’abord l’avis à la femme qu’elle avait elle-même interpellée quelques minutes plus tôt ne l’effleura pas. Quand bien même elle l’aurait fait, cela n’aurait rien changé. Il n’avait pas à être ici. Dans ses pattes. Alors qu’elle marchandait elle-même ses trouvailles. Ils étaient tous deux pilleurs, et les pilleurs n’étaient pas réputés pour leur extrême reconnaissance entre semblables. Chacun pour soi, entre autres.

Søren. À cause de ce mèrien exécrable, elle avait failli mourir. Siobhàn en gardait un souvenir amer, et s’était montrée depuis ce fâcheux évènement bien plus vigilante à l’égard des plongeurs qui se trouvaient sur les mêmes sites qu’elle qu’auparavant. « Tu viens achever ce que t’as raté l’autre fois ? » Provocante. D’une inutilité incroyable, mais elle s’en fichait. Son ton s’était montré mordant et fracassant, autant qu’elle aurait aimé fracasser son crâne. Mais là était tout le problème avec cet homme, elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas lui faire subir ses envies de meurtre, de vengeance, parce qu’aussi impossible que cela pouvait l’être, elle avait une dette envers lui. Une dette pour être encore en vie. La femme qui se trouvait encore à leurs côtés marmonna quelques mots dans une langue qui lui était inconnue et s’éloigna. Siobhàn ne chercha pas à la retenir et se contenta de soupirer. Ce n’était pas pour maintenant le prochain repas digne de ce nom qu’elle allait se faire. La jeune femme réajusta le contenu de son sac, puis le passa sur une épaule et croisa les bras. « Il va falloir que tu trouves quelqu’un d’autre. » constata-t-elle d’un ton neutre, sans intonation particulière. Et elle aussi.

e ses tendances marginales, Siobhàn avait toujours été peu avenante avec les autres individus, et les dix années passées n’avaient fait qu’accentuer cet aspect de sa personnalité. Elle n’était guère portée sur les relations avec autrui, quand il n’y avait rien pour la stimuler, rien pour lui donner la sensation de vivre. Par ailleurs, elle pouvait tout aussi bien ignorer le monde entier, il ne lui faudrait alors qu’une seule personne pour la faire vibrer. Avant que ça ne se dissolve complètement, mais Maverick était définitivement le seul être de ce nouveau monde pour qui elle pourrait tout plaquer et s’enfermer dans une bulle d’indépendance hermétique. Søren, lui, faisait parti de ces personnes dont elle se passerait bien. Mais qui, également, rendait ses journées plus animées. De ses sentiments mitigés à son égard, se battaient à place égale la rivalité, la compréhension et la haine. De la vengeance nourrie intensivement, issue de ces souvenirs qui retourneraient l’estomac de n’importe qui. Une dette, avachie de tout son poids sur ses épaules, pour être intervenu avant le pire. Mais Siobhàn avait déjà eu le temps de compter les secondes qui la séparaient de la fin, d’estimer sa durée de survie sans poumons dès lors que sa quantité d’oxygène se serait définitivement envolée, de penser aux rares personnes qui se soucierait de sa disparition. De suffoquer et d’avoir la vue entachée par ces points multicolores et maigrichons qui annoncent la fin. Jamais elle n’avait été aussi près de la mort. De la vie. Et ça n’avait pas de prix. Il était celui qui lui avait porté une nouvelle souffrance, et accentué sa capacité à se battre. Elle lui rendrait. De l’avoir rendue aussi faible, et de l’avoir sortie de là.

Ils se regardaient en chien de faïence, et d’un point de vue extérieur, il serait certainement facile de se demander qui alors sauterait en premier à la gorge de l’autre. Siobhàn émit un ricanement dénaturé lorsque le pilleur tenta vainement de rattraper la situation auprès de leur cliente commune. Commune. Jamais, elle n’avait apprécié ce genre de partage. Peu portée sur la conception d’aide entre mèriens de cette façon, elle n’était guère encline à ce que Søren vienne lui marcher sur les pieds ainsi. En la dénigrant, qui plus est. Elle secoua la tête suite à la façon dont il interpella à nouveau la dame, et le regarda d’un air « tu vois, tu ne l’intéresses pas » quand elle babilla à nouveau dans sa langue. Pourtant, il ne sembla pas s’en décourager, ce qui accentua l’impatience et la nervosité de la demoiselle. Dans leur boulot, la loi du plus fort prenait alors tout son sens, œil pour œil et dent pour dent, et c’était souvent à celui qui mettrait la main en premier sur la chose qui l’obtenait. Elle ne pouvait tout simplement pas laisser ce sale pilleur lui voler sa cliente. Sa remarque acerbe et provocante avait fusé naturellement, et le concerné réagit vivement à cette altercation. « Ne me tentes pas !! » Siobhàn lui jeta un sourire insolent à la figure, bien tentée de lui répondre.

Ce fut sa potentielle acheteuse qui mit un terme à ses ardeurs en s’éloignant. « Nan mais c'est pas vrai d'être aussi gamine ! Tu viens de faire fuir une potentielle cliente, tu pouvais pas laisser de côté ta petite rancœur de lycéenne ?! » La remarque de trop. D’accord, elle n’y allait pas de main morte elle-même, mais là. Là il la prenait sur son territoire, sur ses émotions. Sur ce qu’elle ressentait à son égard. S’il voulait qu’elle l’assomme, il aurait pu le lui demander clairement sans lui balancer de tels propos. Sa posture décontractée ne frémit qu’à la commissure de ses lèvres, alors qu’un mauvais rictus s’installait et que son regard se montrait plus dur. « Ma petite rancœur de lycéenne ? » répéta-t-elle d’un ton calme, trop calme, en appuyant sur les derniers mots. Ainsi qu’il appelait avoir manqué de tuer quelqu’un ? S’était-il au moins rendu compte qu’elle était un être humanoïde, bipède, nécessitant d’air pour vivre, tout comme lui, lorsqu’il l’avait mise hors-jeu ce jour-là sous l’océan ? Sa main se crispa sur l’anse de son sac. « Ah parce que ce n’est rien pour toi ? » Rien de lui avoir volé du temps, ces secondes qui la précipitèrent vers la mort. « T’es peut-être tellement habitué à nuire à ceux qui t’entourent pour mettre la main sur ce que tu veux que tuer, au fond, c’est rien. Tu sais, ôter la vie d’une personne ? Ça te parait tellement futile pour que tu le juges de rancœur lycéenne ?! » Siobhàn ne criait jamais, n’haussait jamais la voix, quand elle était vraiment frustrée, atteinte, haineuse. Elle était aussi glaciale que la banquise, et son ton aussi mordant que le vent qui y souffle. C’était sa tempête, celle qui annonçait qu’elle pouvait tout dévaster. Les cris étaient pour se faire entendre, or envers Søren il était question de se faire comprendre. De lui faire assimiler qu’on ne pouvait jouer ainsi avec les personnes. « Tu es mort combien de fois ? » Il était évident qu’il avait raison sur un point : elle était terriblement rancunière. Et ça lui broyait les côtes, lui rongeait le sang. Et ça cognait sur ses tempes, et ça bouillonnait dans ses oreilles. « Combien de fois, quelqu’un a délibérément atteint à ta vie de cette façon pour obtenir ce qu’il voulait ? » Combien de fois t’a-t-on privé de ton oxygène, t’a-t-on assommé sous l’eau ? Oui, les accidents étaient leur routine. Siobhàn s’était déjà percée sa bouteille d’oxygène accidentellement, s’était même battue au milieu des ruines du fond marin avec quelqu’un. Mais elle avait toujours eu la possibilité de s’en sortir. Elle ne s’était jamais sentie aussi démunie face à ce qu’il lui arrivait.

Elle ruminait, bouillonnait, digne d’une bombe à retardement. Il ne pouvait pas. Non, il ne pouvait pas l’accabler tout simplement en usant de ce genre de mots. Il n’avait pas le droit de lui faire revivre ce qu’elle avait vécu, ce qu’il lui avait fait subir, en lui clamant indirectement que ça ne valait pas la peine qu’elle se montre aussi mordante envers lui. Elle aurait pu, aurait aimé, atteindre à son existence comme il lui avait fait. Dix fois, cent fois. Des milliards de fois. La jeune femme s’avança vers Søren et se planta assez vivement devant lui, le regardant au fond de ses prunelles. Elle aurait pu, aurait aimé, poser ses mains autour de son cou, taper dans ses côtes, le mordre au sang. Des milliards de fois. Elle n’aimait pas, ne pouvait pas accepter, qu’on la réduise à l’état d’impuissance, qu’on se joue aussi bien d’elle que de sa vie. Siobhàn était sauvage, et si sa raison ne lui dictait pas le plus souvent ce qu’elle devait faire, elle n’hésitait pas. Sa rancune n’avait pas de limite, comme pour beaucoup d’individus. Elle clamait vengeance. « Ose me répéter que c’est aussi insignifiant. » Ose-le, en la regardant dans les yeux.