Dévoile-nous ton histoire.
Le regard perdu vers l'horizon, Padma rêvait à des lendemains meilleurs. Aussi loin que ses yeux pouvaient porter, il lui semblait n'apercevoir rien d'autre que du bleu. Désormais, la mer et le ciel se confondaient d'une seule et même couleur. Gamine, quand elle vivait encore à Delhi, la jeune Padma espérait un jour voir la mer. Elle n'imaginait pas que son souhait se réaliserait d'une telle manière. « Vasundhara ? Viens, la relève est arrivée, il est l'heure de partir. » Padma sursauta, surprise d'être interrompue dans le fil de ses pensées. Elle se releva, époussetant de ses mains ses vêtements abîmés par l'usure des années. En se retournant, elle ne manqua pas d'adresser un regard sévère à celui qui venait de la déranger. Un indien, tout comme elle. Le seul à l'appeler encore par son véritable nom. Le seul, à dire vrai, capable de le prononcer sans problèmes, et plus encore d'en saisir la douloureuse signification. Vasundhara, l'une des nombreuses façons d'évoquer la terre chez les hindous. Voilà dix ans qu'elle avait renoncé à se faire appeler ainsi, lui préférant son second prénom, Padma, bien moins cruel à ses oreilles. Car la terre n'était plus, et Padma s'était sentie trahie par elle. Elle emboîta le pas de son ami, laissant à ses pieds nus le plaisir de goûter le contact avec la terre ferme une dernière fois. Elle ne rêverait pas le continent avant de longs mois, c'était la règle chez les cultivateurs... Et pourtant, il n'y avait que sur ce continent, au milieu des vergers, qu'elle se sentait réellement chez elle, libre. Cet amas de planches et de tôles au milieu de la mer n'était qu'une prison pour elle. La mer en était la gardienne, libre de faire et de défaire leur abris au grès de ses caprices. Et chacun savait désormais à quel point ceux ci pouvaient être destructeurs.


Jadis, Padma avait une famille. Une famille qu'elle peinait parfois à aimer, mais malgré tout des gens qu'elle n'aurait voulu voir disparaître à aucune condition. Et pourtant, les dieux les ayant abandonnés, ils avaient tous péri un jour de décembre 2012. Padma avait d'abord sourit, en voyant comme le reste du monde pensait que la fin était proche. Un 21 décembre sensé signer leur arrêt de mort. Elle était confiante, comme tout ceux qu'elle connaissait, persuadée que les dieux veillaient sur eux. Les Indiens ne se sentaient pas concernés par ces croyances futiles selon laquelle le monde touchait à sa fin. Et pourtant, elle avait du revoir son jugement le jour où une vague déferlait sur Delhi, sa ville natale, bien que située au nord du pays. Ce jour là, elle s'était glissée comme elle le faisait parfois dans une salle de classe d'un lycée tout proche. Dans ses rares moments de temps libre, elle y suivait les cours en cachette, ayant quitté l'école depuis quelques années déjà. Elle avait toujours aimé apprendre, mais dans sa famille, on estimait que les études étaient une perte de temps, en particulier pour une fille. La dot de Padma allait coûter suffisamment cher sans qu'on verse en plus pour elle des frais d'instruction supplémentaire. Le quotidien de la jeune fille s'était dès lors résumé à garder les enfants de ses frères aînés, qui vivaient sous le même toit qu'elle et ses parents, comme le voulait la tradition. La catastrophe qui ravagea la Terre fut aussi celle qui libéra Padma de ses chaînes. La jeune femme s'en sentait presque coupable. Elle n'avait jamais été très heureuse dans sa vie, souffrant d'être constamment rabaissée par les siens, ramenée à sa condition de fille, de future mère au foyer, d'éternelle soumise aux hommes qui l'entouraient. Padma était éprise d'une liberté qu'elle n'avait jamais vraiment goûtée, pliant sous le poids des traditions. Réfugiée sur les hauteurs d'un immeuble alors que la majorité de la ville disparaissait sous les eaux, Padma comprit rapidement que son monde ne serait plus jamais le même. Sa famille, vivant dans les bidonvilles en bordure de Delhi, n'aurait certainement pas survécu à la catastrophe. Le temps lui prouva qu'elle avait raison, et qu'elle ne dépendait désormais plus que d'elle même pour survivre.

Sauvée de la noyade, Padma se pensait destinée à mourir seule en haut de ce toit où elle avait trouvé refuge. Les heures passèrent sans qu'elle ne voit âme qui vive. L'eau trouble qui l'entourait n'était désormais secouée que par les nombreux débris qui se trouvaient à sa surface. Autour d'elle, pas un bruit, si ce n'était le calme clapotis de l'eau. En d'autres instants, elle aurait pu le trouver apaisant. Mais en de telles circonstances, il ne faisait que lui rappeler que si elle ne périssait pas noyée, la faim aurait tôt ou tard raison d'elle. Deux jours plus tard, sa situation n'avait pas changée. Déshydratée, affaiblie, terrorisée, elle ignorait que le reste du monde avait vécu la même tragédie, et ne comprenait pas pourquoi les secours ne s'étaient pas encore manifestés. Mais fort heureusement pour elle, l'histoire de Padma ne s'arrêta pas sur ce toit oublié au milieu des eaux. Alors qu'elle s'était presque résignée à mourir oubliée de tous, une faible lueur se détacha au loin. La jeune femme crû d'abord avoir affaire à un mirage, avant que cette lueur ne s'approche toujours un peu plus d'elle, jusqu'à former un halo de lumière bien distinct. Un phare dans la nuit, premier espoir qu'elle apercevait depuis la catastrophe. Un bateau, enfin. Quand il fut suffisamment proche d'elle pour que ses cris soient entendus, elle usa du peu de force qui lui restait pour appeler à l'aide. Bientôt, elle était saine et sauve au milieu de cette embarcation de fortune, chargée d'objets divers qu'elle se serait étonnée de trouver là, si seulement elle avait eu la concentration nécessaire pour regarder autour d'elle.

Il ne fallu pas longtemps pour qu'on lui apprenne la terrible nouvelle. Padma faisait partie des rares élus qui avaient eu la chance de survivre au cataclysme qui avait ravagé la Terre. Désorientée, il lui fallu un long moment pour arriver à accepter la réalité en face. Le monde qu'elle avait connu, même s'il n'avait rien de réjouissant, était désormais derrière elle, à jamais relégué au rang de souvenir. Au bout de quelques temps, ils entendirent parler du nouveau continent. Ils y débarquèrent, comme beaucoup. Elle se prépara à un nouveau départ, une nouvelle vie sur cette bande de terre épargnée par les eaux. Et puis vint le jour où, une nouvelle fois, il fallu partir. Padma craignait l'idée de vivre sur une plate-forme au dessus de l'eau, mais sa raison avait pris le pas sur sa peur: la jeune indienne savait que la survie de l'espèce humaine passait nécessairement par ce genre de sacrifices. Toutefois, ne pouvant totalement se détacher de la terre, elle se porta volontaire pour y revenir en tant que cultivatrice. Les années s'écoulèrent. Avec peine, elle tenta de prendre ses marques, de se montrer utile à la communauté. Dix ans après, celle qui rêvait de voir la mer, libérée du contrôle que sa famille exerçait sur elle, n'était plus du tout la même. Elle savourait chacun de ses passages sur la terre, craignait cette mer dévastatrice qui lui avait prit le peu qu'elle possédait. Plus encore, elle se sentait toujours aussi seule, rare rescapée d'une culture où on l'avait toujours muselée. Incapable de prendre son envol aussi bien que certains, pilleurs ou pirates, avaient pu le faire. Padma observait le monde qui l'entourait, de loin, en silence, par peur de déranger un ordre établi dans lequel elle n'était toujours pas certaine d'avoir sa place.